Le digital, nouvel architecte des espaces retail
14 octobre 2020

Nous nous rendons chaque jour ou presque dans ces lieux. Les espaces marchands sont les espaces privilégiés de notre société capitaliste mondialisée. Que sont les centres commerciaux et les centres-villes sinon une succession de magasins, boutiques et restaurants ? Partout, le rituel est le même. Arrivée, choix, consommation, départ. Je vous l’accorde, c’est là une description cent fois simpliste du parcours d’achat client. Il n’en demeure pas moins que l’essence même est là. Ces rituels semblent immuables – et il en va ainsi depuis… toujours ? Mais l’avènement du digital transforme en profondeur les usages retail.

Les évolutions de ces espaces marchands ont en effet été marginales jusqu’aux années 2000. Un espace de vente stéréotypique se résume bien souvent en deux éléments : un espace de démonstration des produits marchands et un espace de stockage dissimulés aux regards. Certes, l’avènement de la consommation des années 70 a systématisé ce modèle. Aujourd’hui encore, les rayons de supermarchés situés en périphérie des villes sont organisés en rayonnages thématiques. En fin de parcours, un passage obligé : l’encaissement. L’espace physique impose ses rituels.

Les rituels du retail

Jean-Paul Sartre écrit en 1946 L’Être et le Néant : Il y dresse déjà le portrait de cette cérémonie – ou plutôt, de cette théâtralisation :

« Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule […]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. »

Se pourrait-il qu’Erving Goffman ait été inspiré par Jean-Paul Sartre ? Le sociologue écrit dix ans plus tard La mise en scène de la vie quotidienne et fait notamment l’exposé du rituel qui se tient dans la restauration. La salle de restaurant est ainsi posée en salle de théâtre, lieu de la représentation. Les cuisines en constituent les coulisses, où les acteurs – les serveurs – se préparent avant de performer leur rôle aux clients – leur public. Ce jeu de rôle doit donc s’inscrire dans un lieu, qui devient même une condition de sa réalisation.

Les pure players du digital

L’essor du Web 2.0 dans les années 2000 porte avec lui une révolution que l’on qualifie de numérique ; technologique ; internet ou digitale. Au delà d’une simplification des services ou du traitement des données – bénéfices auxquels se limitaient, à leur prémices, l’utilisation des ordinateurs – c’est aussi et surtout, conséquemment, une mutation des usages qui a lieu. La réactivité de ces nouveaux outils connectés façonnent notre impatience. Leur rapidité a modelé notre mobilité constante. Zygmunt Bauman parle d’univers liquide aux conséquences anxiogènes.

Les acteurs principaux de ces changements sont de toute évidence les pure players du digital. L’arrivé de ces start-ups laisse une marque indélébile sur une majorité – sinon l’intégralité – des secteurs. Elles sont entrés en guerre, Uber en tête, avec les belligérants traditionnels. Airbnb sur le front de l’hôtellerie, Frichti à l’assaut de la restauration tandis que N26 mène l’offensive dans le secteur bancaire.

Le principe d’action réaction

Mais à tout phénomène physique s’applique une loi théorique, et en cela sans doute Isaac Newton peut apporter son concours. En 1687 le physicien énonce ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Troisième loi de Newton ou Principe d’action-réaction : « L’action est toujours égale à la réaction ; c’est-à-dire que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales et de sens contraires. » En d’autres termes, les acteurs traditionnels n’allaient pas rester sans réagir.

Posons un exemple pratique : le service de streaming Netflix a donné en 2007 à ses abonnés la liberté de regarder des programmes à la demande. Nous en connaissons tous les dérives : le binge-watching frénétique de saisons entières sans interruption. Et la plateforme, elle-même, s’inquiétant : « Vous êtes encore là ? ». Quelle place pouvait alors occuper les programmes de télévision à la programmation quasi inflexible par les utilisateurs ? La chaîne américaine HBO, l’une des grandes productrices de séries TV, a alors particulièrement souffert de cette concurrence. Réaction : HBO Max, plateforme de vidéos à la demande, est lancée en mai 2020.

The Dreamery par Casper à New York
Le catalogue HBO Max présenté par Ann Sarnoff en conférence de presse en octobre 2019.

Pour autant, si les pure players du digital transforment le marché pré-existant, ce marché a lui aussi une incidence sur ces nouveaux acteurs. Notre observation ne serait que partielle si l’on omettait de mentionner l’action parallèle de Netflix qui semble s’efforcer de reconstruire une temporalité propre à la télévision. Certaines sorties de séries produites par la plateforme s’échelonnent ainsi sur plusieurs semaines.

Une expérience client nouvelle

Cette dynamique que nous venons de décrire s’observe dans le retail. Les acteurs historiques se digitalisent, tandis que les pure players veulent investir l’espace marchand physique. Ils ne peuvent cependant le faire à la façon des acteurs traditionnels. Cette hybridation donne lieu à des nouvelles typologies d’espaces, bien souvent tiers-lieux phygitaux. Autrement dit : des lieux de vie avec une omniprésence de la technologie.

Casper, la start-up américaine ayant révolutionné la vente de matelas, propose ainsi aux New Yorkais de réserver une sieste au sein de leur Dreamery. Sont mis à disposition : pyjamas, boissons et playlist musicale. En regard des indicateurs de performance traditionnels tels que le chiffre d’affaire au mètre carré, ce lieu est une aberration économique, un investissement injustifiable. Et pourtant ; les pure players sont nombreux à faire ce pari. L’appartement Sézane, à New York lui aussi, est devenu un cas d’école. Cet espace de vente est aussi un lieu de vie où passer un moment de détente, s’assoir, prendre un café.

L’appartement Sézanne à New York propose un espace café.
L’appartement Sézanne à New York propose un espace café.

Pour les acteurs les plus frileux, les outils digitaux viennent en renfort. Ils permettent aux consommateurs de consulter les stocks et les produits disponibles, rendant possible la libération de l’espace. Certains mettent des tablettes à disposition à leurs visiteurs : c’est le cas notamment pour les showrooms de Collector Square, la start-up de seconde main, qui imagine un espace s’approchant plus du loft New-Yorkais que de l’espace de vente traditionnel, ou de Made.com à Paris. Ce dernier fait même de son espace physique un lieu d’apprentissage en organisant des ateliers, tandis que son catalogue se transforme en un mur de cartes postales à arracher du mur. Gadget ? Peut-être doit-on plutôt y voir l’indice révélant le véritable enjeu pour ces marques digitales : rétablir un lien sensoriel, où la technologie prend un rôle d’assistance. 

Le visiteur peut utiliser l’un des iPads mis à sa disposition pour consulter et indiquer aux responsables du showroom les objets qu’il souhaite voir. De l’autre côté des grandes baies vitrées, on peut apercevoir les experts en plein travail.
Le visiteur peut utiliser l’un des iPads mis à sa disposition pour consulter et indiquer aux responsables du showroom les objets qu’il souhaite voir. De l’autre côté des grandes baies vitrées, on peut apercevoir les experts en plein travail.

Changement d’espaces, changement de rituels

Plusieurs forces sont déjà à l’oeuvre, et se sont exposées durant le salon Vivatech en 2019. Notamment dans le secteur des cosmétiques. Pour Vichy, cela prend la forme d’une application téléchargeable, SkinConsultAI, qui permet d’obtenir un diagnostic de peau grâce à une simple selfie, ainsi que – cela va de soi – d’obtenir des recommandations de produits cosmétiques. Chez L’Oréal, le Shade Finder de Lancôme recommande la teinte de fond de teint la plus adaptée ; et My Little Factory, une usine miniature, permettra bientôt de produire des fonds de teints sur mesure en magasin.

Les laboratoires Pierre Fabre s’inspirent de ces innovations pour ouvrir à Toulouse en fin d’année 2019 un espace mêlant écrans interactifs, miroirs connectés et bar à jus. Les ouvertures de ces nouveaux espaces se multiplient. Au delà de simples innovations technologies, c’est surtout un changement de paradigme qui est à l’oeuvre. Le consommateur participe à la création du produit qu’il consomme. Ainsi le public devient acteur, l’acteur devient public. Les coulisses s’exposent et appartiennent à la scène. Architecturalement, cette porosité s’illustre au sein même des espaces, notamment par l’usage du verre. Le modèle des magasins Lunettes Pour Tous sont l’un des exemples le plus probant. Espace de vente et espace de fabrication s’imbriquent pour proposer des lunettes à faible prix en un temps record.

Pour proposer des lunettes à faible prix et en 10 minutes, les magasins Lunettes Pour Tous combinent espace de vente et laboratoire (ou espace de fabrication) visible et identifiable notamment par une différence de lumière.
Pour proposer des lunettes à faible prix et en 10 minutes, les magasins Lunettes Pour Tous combinent espace de vente et laboratoire (ou espace de fabrication) visible et identifiable notamment par une différence de lumière.

Les acteurs historiques se saisissent de ces enseignements et de ces nouveaux médiums de communication. Grâce aux outils digitaux, leurs espaces se réorganisent, les KPI du passé sont peu à peu abandonnés. La lutte du commerce digital et physique cessera bientôt. La paix apportera avec elle de nouveaux rituels, plus personnalisés. Le digital devient ainsi l’outil d’une mutation des espaces marchands et de l’expérience client. La frontière entre les coulisses et l’espace de représentation se fait de plus en plus poreuse. Une transformation spatiale qui entraîne elle-même une nouvelle mise en scène.

Sources :

  • La mise en scène de la vie quotidienne, Erving Goffman
  • L’Être et le néant, Jean-Paul Sartre
  • La Vie Liquide, Zygmunt Bauman

https://journalduluxe.fr/retail-omnicanal-futur/

 

Quelques mots sur les auteurs

Léa Ganthier

Étudiante à Skema Business School au sein du Master Manager marketing data et commerce électronique . J’effectue cette formation en alternance au sein de la marque Eau Thermale Avène du groupe Pierre Fabre.

Charles Hervieux

“Étudiant à Skema Business School au sein du Master Manager marketing data et commerce électronique . J’effectue cette formation en alternance chez la marque Husbands à Paris.”

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Share This